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Cyberjournal 1703

Journal et pensées d'un félin confiné

Chers amis qui me lisez et parfois m'écrivez, je sais que désormais mes silences vous alarment : que deviennent Gaston et Marguerite-Aimée ? sont-ils en santé ? les excursions sur les toits ou dans les rues désertes leur ont-elles été néfastes au point que le célèbre greffier ne peut plus prendre la plume ? se serait-il coincé un coussinet dans l'une de ces fenêtres basculantes fatales, selon les statistiques, à nombre de matous intrépides et de toute manière si difficiles à nettoyer ? un défaut d'attestation correctement remplie, voire un comportement récidivant, a-t-il brisé net toutes ses velléités littéraires ? les cauteleuses et tortueuses façons de la famille de Raymond l'ont-elles démoralisé au point qu'il nous oublie ?

[Interruption : grand jeu de balle déconfinatoire suivant une règle établie par moi-même, qui me permet des parties unilatérales comme bilatérales.]

Non, rien de tout cela. La vérité est que nous sommes comme vous fort occupés par toutes les activités, états d'âme et divertissements ordinaires et extraordinaires préconisés lors de l'enfermement. Aussi mesurons-nous la distance véritablement sidérante qui nous sépare des plateformes innovantes où se pressent les amis, les approbateurs et les aimants.

Petit blog sans aucune apparence, aucun apprêt, aucune visibilité, tu es plus insignifiant qu'un prospectus des Trente glorieuses. Tu es à la lettre confidentiel, et bien que déployé sur des écrans, tu es déjà de la même veine inactuelle que les longues lettres en papier, avec leurs timbres, leurs parfums et, je le sais de source sûre, leurs traces de rouge à lèvres.

Parmi toutes nos activités confinées, il y a bien entendu l'indignation. Un jour un ministre de la culture qui dans le même paragraphe se demande "Qui est-ce qui n'aime pas Proust ?" et parle de ces "trous dans la raquette" que personne n'a jamais vus, et qui au reste sont très mal venus, même au titre de métaphores, en une période où les jeux de balle se font surtout entre une bibliothèque vitrée et une collection de faïences.

Les mots ne sont pas seuls à nous indigner, mais j'ai observé que leur usage désordonné, négligent, ou fourbe, ou stupide, est toujours avant-coureur de maux sans nombre. Ainsi, ces temps-ci, nous entendons de plus en plus souvent parler de "nos aînés". Défunts, ou abandonnés, ceux que l'on baptisait encore récemment bêtement "seniors", lâche euphémisme quand on n'osait pas dire "les vieux" ("les usés" : comme si c'était une insulte) ont soudain été valorisés comme "nés avant", bénéficiant (trop tard, en pure perte, pour rien, mensongèrement) d'un prestige et d'un droit tout particulièrement propres aux sociétés anciennes.

Mes pareils, qui se complaisent dans les girons tranquilles des aïeules, aimeraient mieux que l'on cessât de parler d'"aîné", surtout de façon si subite et à l'occasion d'une si grande tragédie. Nous proposons de revenir, non à senex, qui serait pédant, mais puisque nous sommes au temps où cette plante croît, à séneçon. Malheureux séneçons vulnérables autant que les enfançons... Une plante qui s'arrache sans effort, c'est vrai, qui ne résiste pas, qui renonce à résister. Le séneçon commun, vieillard du printemps avec son nimbe de cheveux tout blancs, pensons-y.

 

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